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Utopie

Le mot utopie provient du latin moderne utopia, mot construit avec les mots grecs ou et topos, « en aucun lieu, lieu qui n’existe nulle part » ou avec les mots eu et topos, « lieu heureux ».

D’abord le titre de l’œuvre (Utopia) de l’écrivain anglais Thomas More, l’utopie est un genre littéraire qui consiste à imaginer une société idéale, indépendamment de toutes les contraintes de la réalité.

Fonctions de l’utopie

Comme elle présente un monde idéal, où les hommes sont libres et heureux, l’utopie peut servir à critiquer implicitement le monde réel. Cette critique peut viser le gouvernement ou dénoncer les défauts de la société. L’utopie peut également avoir une fonction didactique : elle permet de faire réfléchir sur l’organisation sociale et de proposer des idées nouvelles pour améliorer la vie en société.

On parle de contre-utopie (ou dystopie) lorsque le monde décrit devient un enfer. Exemples : Le Meilleur des mondes (1932) d’Aldous Huxley, 1984 (1950) de George Orwell.

Quelques textes

Thomas More (1478-1535), Utopia (1516)

Thomas More On ne s’y sert pas d’argent, mais on le réserve pour des événements qui peuvent survenir, bien que peu probables. Cependant l’or et l’argent n’ont pas pour eux plus de valeur que celle qu’ils tiennent de leur nature ; qui ne voit quelle est bien inférieure à celle du fer sans lequel les hommes ne peuvent vivre, pas plus que sans eau ni sans feu ? En effet la nature n ’a accordé à l’or et à l’argent aucune utilité indispensable : c’est la sottise humaine qui a donné du prix à leur rareté. Au contraire, la nature, en mère particulièrement bienveillante, a exposé à découvert tout ce qui est utile, comme l’air, l’eau, la terre même, mais a enfoui profondément l’or et l’argent, comme vains et sans utilité.
Si ces métaux étaient enfermés dans quelque tour, le prince et le sénat pourraient être soupçonnés par le peuple, dont on connaît la folie, de vouloir le tromper pour s’en réserver l’usage. De même, si on faisait de ces métaux des vases et autres objets de ce genre travaillés avec art, s’il fallait les fondre en cas de guerre pour payer l’armée, les Utopiens considèrent que ceux qui auraient mis leur plaisir dans ces ouvrages souffriraient de leur privation. Pour prévenir cet inconvénient, ils ont imaginé une solution en accord avec leurs autres institutions, mais complètement opposée aux nôtres, nous qui accordons tant de prix à l’or – c’est difficile à croire pour ceux qui n’en ont pas l’expérience – : ils mangent et boivent dans de la vaisselle d’argile et de verre, de forme très élégante certes, mais de valeur minime. En revanche, dans les lieux publics comme dans les maisons privées, les pots de chambre et les récipients destinés aux usages les plus sales sont d’or et d’argent. Les chaînes et les entraves pour les esclaves sont également forgées dans ces matières. Enfin, tous ceux qui ont commis quelque crime d’infamie portent des anneaux d’or à leurs oreilles et à leurs doigts, des carcans d’or au cou, et des couronnes d’or sur la tête. Ainsi veillent-ils, par tous les moyens, à faire mépriser l’or et l’argent ; alors que toutes les autres nations souffrent autant d’en être privées qu’a se voir arracher les entrailles, les Utopiens perdraient toutes leurs richesses sans se considérer plus pauvres d’un sou.
Ils recueillent aussi des perles sur le rivage, et même, dans certaines roches, des diamants et des rubis : et pourtant ils ne les cherchent pas, mais quand par hasard ils en trouvent ils les polissent. Ils en parent les petits enfants, qui se réjouissent de tels bijoux dans leur premier âge ; mais en grandissant, ils s’aperçoivent que seuls les enfants usent de ces colifichets et, sans intervention de leurs parents, d’eux-mêmes, ils les rejettent, tout comme nos enfants, avec l’âge, délaissent leurs noix, leurs bulles et leurs poupées.


Traduction : J. Zorlu et N. Yrle, texte cité dans L’humanisme (auteur : O. Mathian), éditions Ellipses.

Rabelais (v. 1483-1553), Gargantua (1534), chapitre LVII – L’abbaye de Thélème

Rabelais Toute leur vie était employée, non par lois, statuts ou règles, mais selon leur vouloir et franc arbitre. Se levaient du lit quand bon leur semblait, buvaient, mangeaient, travaillaient, dormaient quand le désir leur venait. Nul ne les éveillait, nul ne les parforçait1 ni à boire, ni à manger ni à faire chose autre quelconque. Ainsi l’avait établi Gargantua. En leur règle n’était que cette clause : Fais ce que tu voudras, parce que gens libères2, bien nés, bien instruits, conversant en compagnies honnêtes, ont par nature un instinct et aiguillon qui toujours les pousse à faits vertueux et retire de vice, lequel ils nommaient honneur. Iceux, quand par vile subjection et contrainte sont déprimés et asservis, détournent la noble affection, par laquelle à vertu franchement tendaient, à déposer et enfreindre ce joug de servitude, car nous entreprenons toujours choses défendues et convoitons ce qui nous est dénié.

Par cette liberté, entrèrent en louable émulation de faire tous ce qu’à un seul voyaient plaire. Si quelqu’un ou quelqu’une disait : « Buvons », tous buvaient. Si disait : « Jouons », tous jouaient. Si disait : « Allons à l’ébat ès champs », tous y allaient. Si c’était pour voler ou chasser, les dames, montées sur belles haquenées3, avec leur palefroi gourrier4, sur le point mignonnement engantelé portaient chacune ou un épervier, ou un laneret, ou un émerillon ; les hommes portaient les autres oiseaux.

Tant noblement étaient appris5 qu’il n’était entre eux celui ni celle qui ne sût lire, écrire, chanter, jouer d’instruments harmonieux, parler de cinq à six langages, et en iceux composer, tant en carme6 qu’en oraison solue7. Jamais ne furent vus chevaliers tant preux, tant galants, tant dextres à pied et à cheval, plus verts, mieux remuant, mieux maniant tous bâtons, que là étaient. Jamais ne furent vues dames tant propres, tant mignonnes, moins fâcheuses, plus doctes à la main, à l’aiguille, à tout acte mulièbre8 honnête et libère, que là étaient. Par cette raison quand le temps venu était que aucun d’icelle abbaye, ou à la requête de ses parents, ou pour autre cause, voulût issir9 hors, avec soi il emmenait une des dames, celle laquelle l’aurait pris pour son dévot, et étaient ensemble mariés ; et si bien avaient vécu à Thélème en dévotion et amitié, encore mieux la continuaient-ils en mariage ; d’autant s’entr’aimaient-ils à la fin de leurs jours comme le premier de leurs noces.


1 Parforcer : contraindre quelqu’un par la force. (Dictionnaire du Moyen Français)
2 Libres.
3 « Cheval ou jument de taille moyenne (…) que montaient les dames. » (Le Petit Robert)
4 Richement harnaché.
5 Instruits.
6 En vers.
7 Prose.
8 Féminin.
9 Sortir.

Fénelon (1651-1715), Les Aventures de Télémaque (1699) – Septième livre

Télémaque et son précepteur Mentor sont de retour aux abords de l’île de Calypso. Ils rencontrent un capitaine de navire dont le frère Adoam leur livre les dernières nouvelles et leur dépeint un pays extraordinaire, la Bétique.

Fénelon Le fleuve Bétis coule dans un pays fertile et sous un ciel doux, qui est toujours serein. Le pays a pris le nom du fleuve, qui se jette dans le grand Océan, assez près des Colonnes d’Hercule1 et de cet endroit où la mer furieuse, rompant ses digues, sépara autrefois la terre de Tharsis2 d’avec la grande Afrique. Ce pays semble avoir conservé les délices de l’âge d’or. Les hivers y sont tièdes, et les rigoureux aquilons3 n’y soufflent jamais. L’ardeur de l’été y est toujours tempérée par des zéphyrs4 rafraîchissants, qui viennent adoucir l’air vers le milieu du jour. Ainsi toute l’année n’est qu’un heureux hymen du printemps et de l’automne, qui semblent se donner la main. La terre, dans les vallons et dans les campagnes unies, y porte chaque année une double moisson. Les chemins y sont bordés de lauriers, de grenadiers, de jasmins et d’autres arbres toujours verts et toujours fleuris. Les montagnes sont couvertes de troupeaux, qui fournissent des laines fines recherchées de toutes les nations connues. Il y a plusieurs mines d’or et d’argent dans ce beau pays ; mais les habitants, simples et heureux dans leur simplicité, ne daignent pas seulement compter l’or et l’argent parmi leurs richesses : ils n’estiment que ce qui sert véritablement aux besoins de l’homme. Quand nous avons commencé à faire notre commerce chez ces peuples, nous avons trouvé l’or et l’argent parmi eux employés aux mêmes usages que le fer, par exemple, pour des socs de charrue5. Comme ils ne faisaient aucun commerce au-dehors, ils n’avaient besoin d’aucune monnaie. Ils sont presque tous bergers ou laboureurs. On voit en ce pays peu d’artisans : car ils ne veulent souffrir que les arts qui servent aux véritables nécessités des hommes ; encore même la plupart des hommes en ce pays, étant adonnés à l’agriculture ou à conduire des troupeaux, ne laissent pas d’exercer les arts nécessaires pour leur vie simple et frugale. […]
Quand on leur parle des peuples qui ont l’art de faire des bâtiments superbes, des meubles d’or et d’argent, des étoffes ornées de broderies et de pierres précieuses, des parfums exquis, des mets délicieux, des instruments dont l’harmonie charme, ils répondent en ces termes : « Ces peuples sont bien malheureux d’avoir employé tant de travail et d’industrie à se corrompre eux-mêmes ! Ce superflu amollit, enivre, tourmente ceux qui le possèdent : il tente ceux qui en sont privés de vouloir l’acquérir par l’injustice et par la violence. Peut-on nommer bien un superflu qui ne sert qu’à rendre les hommes mauvais ? Les hommes de ces pays sont-ils plus sains et plus robustes que nous ? Vivent-ils plus longtemps ? Sont-ils plus unis entre eux ? Mènent-ils une vie plus libre, plus tranquille, plus gaie ? Au contraire, ils doivent être jaloux les uns des autres, rongés par une lâche et noire envie, toujours agités par l’ambition, par la crainte, par l’avarice, incapables des plaisirs purs et simples, puisqu’ils sont esclaves de tant de fausses nécessités dont ils font dépendre tout leur bonheur.


1 Ainsi sont appelées, dans l’Antiquité, les montagnes qui bordent, du côté de l’Europe et du côté de l’Afrique, le détroit de Gibraltar, aux limites du monde connu.
2 La terre de Tharsis : dans l’Antiquité, nom donne à la peninsule ibérique.
3 Nom poétique des vents du nord.
4 Vents d’ouest, doux, tièdes et agréables.
5 « Pièce de charrue composée d’une lame métallique triangulaire qui tranche horizontalement la terre. » (Le Petit Robert)

Montesquieu (1689-1755), Lettres persanes (1721) – Lettre XII. Usbek au même, à Ispahan

Montesquieu Tu as vu, mon cher Mirza, comment les Troglodytes périrent par leur méchanceté même, et furent les victimes de leurs propres injustices. De tant de familles, il n’en resta que deux qui échappèrent aux malheurs de la nation. Il y avait dans ce pays deux hommes bien singuliers : ils avaient de l’humanité ; ils connaissait la justice ; ils aimaient la vertu.
Autant liés par la droiture de leur cœur que par la corruption de celui des autres, ils voyaient la désolation générale, et ne la ressentaient que par la pitié : c’était le motif d’une union nouvelle. Ils travaillaient avec une sollicitude commune pour l’intérêt commun ; ils n’avaient de différends que ceux qu’une douce et tendre amitié faisait naître ; et, dans l’endroit du pays le plus écarté, séparés de leurs compatriotes indignes de leur présence, ils menaient une vie heureuse et tranquille. La terre semblait produire d’elle-même, cultivée par ces vertueuses mains.
Ils aimaient leurs femmes, et ils en étaient tendrement chéris. Toute leur attention était d’élever leurs enfants à la vertu. Ils leur représentaient sans cesse les malheurs de leurs compatriotes et leur mettaient devant les yeux cet exemple si triste ; ils leur faisaient surtout sentir que l’intérêt des particuliers se trouve toujours dans l’intérêt commun ; que vouloir s’en séparer, c’est vouloir se perdre ; que la vertu n’est point une chose qui doive nous coûter ; qu’il ne faut point la regarder comme un exercice pénible ; et que la justice pour autrui est une charité pour nous.
Ils eurent bientôt la consolation des pères vertueux, qui est d’avoir des enfants qui leur ressemblent. Le jeune peuple qui s’éleva sous leurs yeux s’accrut par d’heureux mariages : le nombre augmenta, l’union fut toujours la même ; et la vertu, bien loin de s’affaiblir dans la multitude, fut fortifiée, au contraire, par un plus grand nombre d’exemples.
Qui pourrait représenter ici le bonheur de ces Troglodytes ? Un peuple si juste devait être chéri des dieux. Dès qu’il ouvrit les yeux pour les connaître, il apprit à les craindre, et la religion vint adoucir dans les mœurs ce que la nature y avait laissé de trop rude.
Ils instituèrent des fêtes en l’honneur des dieux : les jeunes filles ornées de fleurs, et les jeunes garçons les célébraient par leurs danses et par les accords d’une musique champêtre. On faisait ensuite des festins où la joie ne régnait pas moins que la frugalité.
C’était dans ces assemblées que parlait la nature naïve ; c’est là qu’on apprenait à donner le cœur et à le recevoir ; c’est là que la pudeur virginale faisait en rougissant un aveu surpris, mais bientôt confirmé par le consentement des pères ; et c’est là que les tendres mères se plaisaient à prévoir de loin une union douce et fidèle.
On allait au temple pour demander les faveurs des dieux ; ce n’était pas les richesses et une onéreuse abondance : de pareils souhaits étaient indignes des heureux Troglodytes ; ils ne savaient les désirer que pour leurs compatriotes. Ils n’étaient au pied des autels que pour demander la santé de leurs pères, l’union de leurs frères, la tendresse de leurs femmes, l’amour et l’obéissance de leurs enfants. Les filles y venaient apporter le tendre sacrifice de leur cœur, et ne leur demandaient d’autre grâce que celle de pouvoir rendre un Troglodyte heureux.
Le soir, lorsque les troupeaux quittaient les prairies, et que les bœufs fatigués avaient ramené la charrue, ils s’assemblaient, et, dans un repas frugal, ils chantaient les injustices des premiers Troglodytes et leurs malheurs, la vertu renaissante avec un nouveau peuple, et sa félicité. Ils célébraient les grandeurs des dieux, leurs faveurs toujours présentes aux hommes qui les implorent, et leur colère inévitable à ceux qui ne les craignent pas ; ils décrivaient ensuite les délices de la vie champêtre et le bonheur d’une condition toujours parée de l’innocence. Bientôt ils s’abandonnaient à un sommeil que les soins et les chagrins n’interrompaient jamais.
La nature ne fournissait pas moins à leurs désirs qu’à leurs besoins. Dans ce pays heureux, la cupidité était étrangère : ils se faisaient des présents où celui qui donnait croyait toujours avoir l’avantage. Le peuple troglodyte se regardait comme une seule famille ; les troupeaux étaient presque toujours confondus ; la seule peine qu’on s’épargnait ordinairement, c’était de les partager.

D’Erzeron, le 6 de la lune de Gemmadi 2, 1711.

Voltaire (1694-1778), Candide (1759), chapitres 17 et 18 (extraits)

Chapitre 17 – Arrivée de Candide et de son valet au pays d’Eldorado, et ce qu’ils y virent

Voltaire Ils voguèrent quelques lieues entre des bords tantôt fleuris, tantôt arides, tantôt unis, tantôt escarpés. La rivière s’élargissait toujours ; enfin elle se perdait sous une voûte de rochers épouvantables qui s’élevaient jusqu’au ciel. Les deux voyageurs eurent la hardiesse de s’abandonner aux flots sous cette voûte. Le fleuve, resserré en cet endroit, les porta avec une rapidité et un bruit horrible. Au bout de vingt-quatre heures ils revirent le jour ; mais leur canot se fracassa contre les écueils ; il fallut se traîner de rocher en rocher pendant une lieue entière ; enfin ils découvrirent un horizon immense, bordé de montagnes inaccessibles. Le pays était cultivé pour le plaisir comme pour le besoin ; partout l’utile était agréable : les chemins étaient couverts ou plutôt ornés de voitures d’une forme et d’une matière brillante, portant des hommes et des femmes d’une beauté singulière, traînés rapidement par de gros moutons rouges qui surpassaient en vitesse les plus beaux chevaux d’Andalousie, de Tétuan, et de Méquinez.
« Voilà pourtant, dit Candide, un pays qui vaut mieux que la Vestphalie. » Il mit pied à terre avec Cacambo auprès du premier village qu’il rencontra. Quelques enfants du village, couverts de brocarts d’or tout déchirés, jouaient au palet à l’entrée du bourg ; nos deux hommes de l’autre monde s’amusèrent à les regarder : leurs palets étaient d’assez larges pièces rondes, jaunes, rouges, vertes, qui jetaient un éclat singulier. Il prit envie aux voyageurs d’en ramasser quelques-uns ; c’était de l’or, c’était des émeraudes, des rubis, dont le moindre aurait été le plus grand ornement du trône du Mogol. « Sans doute, dit Cacambo, ces enfants sont les fils du roi du pays qui jouent au petit palet. » Le magister du village parut dans ce moment pour les faire rentrer à l’école. « Voilà, dit Candide, le précepteur de la famille royale. »
Les petits gueux quittèrent aussitôt le jeu, en laissant à terre leurs palets, et tout ce qui avait servi à leurs divertissements. Candide les ramasse, court au précepteur, et les lui présente humblement, lui faisant entendre par signes que leurs altesses royales avaient oublié leur or et leurs pierreries. Le magister du village, en souriant, les jeta par terre, regarda un moment la figure de Candide avec beaucoup de surprise, et continua son chemin.
Les voyageurs ne manquèrent pas de ramasser l’or, les rubis, et les émeraudes. « Où sommes-nous ? s’écria Candide. Il faut que les enfants des rois de ce pays soient bien élevés, puisqu’on leur apprend à mépriser l’or et les pierreries. » Cacambo était aussi surpris que Candide. Ils approchèrent enfin de la première maison du village ; elle était bâtie comme un palais d’Europe. […]

Chapitre 18 – Ce qu’ils virent dans le pays d’Eldorado

[…] Candide et Cacambo montent en carrosse ; les six moutons volaient, et en moins de quatre heures on arriva au palais du roi, situé à un bout de la capitale. Le portail était de deux cent vingt pieds de haut, et de cent de large ; il est impossible d’exprimer quelle en était la matière. On voit assez quelle supériorité prodigieuse elle devait avoir sur ces cailloux et sur ce sable que nous nommons or et pierreries.
Vingt belles filles de la garde reçurent Candide et Cacambo à la descente du carrosse, les conduisirent aux bains, les vêtirent de robes d’un tissu de duvet de colibri ; après quoi les grands officiers et les grandes officières de la couronne les menèrent à l’appartement de Sa Majesté au milieu de deux files, chacune de mille musiciens, selon l’usage ordinaire. Quand ils approchèrent de la salle du trône, Cacambo demanda à un grand officier comment il fallait s’y prendre pour saluer Sa Majesté : si on se jetait à genoux ou ventre à terre ; si on mettait les mains sur la tête ou sur le derrière ; si on léchait la poussière de la salle ; en un mot, quelle était la cérémonie. « L’usage, dit le grand officier, est d’embrasser le roi et de le baiser des deux côtés. » Candide et Cacambo sautèrent au cou de Sa Majesté, qui les reçut avec toute la grâce imaginable, et qui les pria poliment à souper.
En attendant, on leur fit voir la ville, les édifices publics élevés jusqu’aux nues, les marchés ornés de mille colonnes, les fontaines d’eau pure, les fontaines d’eau rose, celles de liqueurs de cannes de sucre qui coulaient continuellement dans de grandes places pavées d’une espèce de pierreries qui répandaient une odeur semblable à celle du gérofle et de la cannelle. Candide demanda à voir la cour de justice, le parlement ; on lui dit qu’il n’y en avait point, et qu’on ne plaidait jamais. Il s’informa s’il y avait des prisons, et on lui dit que non. Ce qui le surprit davantage, et qui lui fit le plus de plaisir, ce fut le palais des sciences, dans lequel il vit une galerie de deux mille pas, toute pleine d’instruments de mathématiques et de physique.

Citation

André Comte-Sponville (né en 1952), Dictionnaire philosophique (2001), extrait de l’article « Utopie »

Utopie Se dit spécialement des sociétés idéales ; l’utopie est alors une fiction politique, qui sert moins à condamner la société existante […] qu’à en proposer une autre, déjà conçue dans ses détails, qui n’aurait plus qu’à être réalisée. Ainsi chez Platon, Thomas More (qui inventa le mot) ou [Charles] Fourier.

(Page 604)

Voir aussi :

Illustration : L’île d’Utopie (classes.bnf.fr).