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Voltaire (1694-1778), Micromégas (1752)

Une étude de Jean-Luc.

Voltaire Avec Micromégas, Voltaire nous invite, à la suite de son héros extraterrestre, à parcourir les immensités de l’espace, à visiter avec fantaisie quelques planètes éloignées pour nous ramener bien vite sur notre bonne vieille Terre. Au cours de ce voyage merveilleux en même temps que philosophique, Voltaire a voulu nous faire réfléchir sur ses préoccupations essentielles d’alors. Comment peut-on situer l’homme par rapport au cosmos et quelle sagesse tirer de cette confrontation ? À la toise de l’univers, les comportements humains obéissent très vite au clivage de la raison et de la déraison.

Qu’est-ce que la raison pour Voltaire ?

Pour commencer, il convient de définir ce que l’on entend par raison pour mieux comprendre les intentions de l’auteur de Micromégas.

Voltaire se situe en premier lieu dans la lignée philosophique qui conçoit d’abord la raison comme une faculté propre à l’homme, celle qui lui permet d’établir des rapports entres les choses. Cette faculté innée, qui n’est donc pas issue de l’expérience, permet une connaissance réfléchie et autorise l’être humain à embrasser et à comprendre l’Univers.

En revanche Voltaire ne suit pas certains philosophes qui, comme Montaigne, dénoncent les dangers de cette faculté qui nous permet de raisonner même hors de l’expérience, qui peut s’enfermer dans sa propre logique et n’avoir plus de contact avec la réalité, cette raison raisonnante "ployable en tous sens".

Pour l’auteur de Micromégas, il s’agit plutôt de ce que nous appellerions le bon sens, cette propension à bien juger, à distinguer le vrai et le faux, à connaître le monde loin de tous les aveuglements qui ont nom imagination, passion ou folie.

Il s’agit surtout d’une connaissance fondée sur l’expérience, sur l’usage des sciences par opposition à une vérité dogmatique révélée par la foi religieuse. Ce dernier aspect fonde essentiellement l’idéologie voltairienne.

Face à cette raison qui est l’apanage du philosophe, au nom de laquelle il mène son combat civilisateur, se déchaînent la déraison, les folies de l’homme qui n’a pas encore été touché par les "lumières" du combat philosophique.

Micromégas est d’abord le tableau d’un monde déraisonnable

En premier lieu Voltaire s’est amusé à nous dépayser avec un conte fantastique qui nous entraîne loin de nos certitudes habituelles : il nous invite à un voyage cosmique. Le conte est d’abord un mélange étonnant d’astronomie, de réflexion philosophique, d’actualité politique, scientifique, littéraire, mondaine dont le désordre apparent et le caractère primesautier peuvent désarçonner le lecteur. Cette fantaisie, ce divertissement voltairien ne sont pas aussi gratuits et débridés qu’il pourrait y paraître à première vue.

Ce voyage interplanétaire est d’abord l’occasion de jouer avec la tradition du gigantisme inspiré de Swift et peut-être de Rabelais. Derrière la liberté d’imagination apparaît très vite une certaine rigueur des proportions comme si Voltaire se méfiait de la "folle du logis". C’est encore pour lui un prétexte à dénoncer le raisonnement par analogie de Wolff qui connut le ridicule de déterminer la taille des Jupitériens à partir du géant biblique légendaire Og. Enfin les pérégrinations des héros sirien et saturnien les conduisent très vite et pour plus de la moitié du conte sur la planète Terre où Voltaire va les confronter à la grandeur et aux "folies" de nos congénères.

Voltaire dénonce d’abord les injustices : "faim, fatigue, intempérance", c’est-à-dire le mauvais usage du corps, l’irrationnelle distribution des travaux et des richesses, puis l’obscurantisme religieux fortement teinté d’intolérance. Ainsi Micromégas doit s’exiler par suite de publications savantes qui ont déplu au grand Muphti, traduisez à l’archevêque de Paris.

La justice n’est pas plus épargnée en raison de ses lenteurs, de son ignorance et de sa collusion avec les puissants de ce monde. Micromégas est condamné au bannissement pour un délit d’opinion par des jurisconsultes qui n’ont même pas pris la peine d’étudier les pièces du procès.

L’auteur du conte, par deux fois, condamne la guerre sans appel. Ses buts sont méprisables, l’enjeu des combats n’est le plus souvent qu’un terrain de taille réduite et sans valeur particulière. De même les combattants n’ont pas d’intérêt direct dans le conflit. La gloire militaire est vaine. La guerre reste la conséquence des caprices des gouvernements, d’ailleurs encouragés par les chefs religieux qui bénissent les deux adversaires. Voltaire met en lumière les mécanismes de cette machine infernale et en montre toute l’absurdité en rapportant la stupidité des motifs à la taille de l’Univers : la prétention militaire ne crée jamais que des "infiniment petits".

Les autres "folies" dénoncées sont liées au fonctionnement de l’esprit humain. On peut noter d’abord les préjugés liés à l’éducation. Ainsi lorsque Micromégas s’adresse aux humains, sa voix de géant crée l’épouvante sur le bateau, l’aumônier croit au diable, les matelots à leurs superstitions et "les philosophes du bateau firent des systèmes". Le trait incisif tend à souligner la force des mauvaises habitudes intellectuelles. Voltaire épingle ensuite notre méconnaissance de nos possibilités physiologiques. En effet la connaissance repose sur les informations que nous offrent nos sens. Voltaire ne se demande pas tellement s’ils peuvent atteindre la vérité, mais plus simplement s’ils peuvent nous renseigner sur toute la réalité. L’erreur du nain saturnien est à ce sujet significative. Le compagnon de Micromégas tire de fausses conclusions à partir d’observations imparfaites ; La terre est pour lui déserte « puisque leurs yeux et leurs mains n’étant point proportionnés aux petits êtres qui rampent ici, ils ne reçurent pas la moindre sensation qui pût leur faire soupçonner que nous et nos confrères les autres habitants de ce globe avons l’honneur d’exister ». De la même manière Voltaire montre le danger des erreurs de raisonnement dues le plus souvent à des extrapolations ou à des généralisations hâtives. Par exemple le Saturnien n’ayant aperçu qu’une baleine sur Terre en déduit que notre globe n’abrite que ces mammifères.

De plus nous sommes souvent victimes de notre imagination et n’avons que trop tendance à projeter nos préoccupations sur le monde extérieur. Non sans une malice gaillarde Voltaire fait croire au compagnon de Micromégas observant les petits hommes s’agiter "qu’ils travaillaient à la propagation (…) mais il se trompait sur les apparences : ce qui n’arrive que trop, soit qu’on se serve ou non de microscopes".

Il faut cependant réserver une place particulière aux systèmes métaphysiques et à l’anthropocentrisme. Ce que Voltaire reproche à la métaphysique, c’est d’être un langage fleuri, ampoulé, impropre à rendre compte de la réalité, aussi s’attaque-t-il au "poète" Derham et à "son beau ciel empyrée". De même le chapitre II commence par des attaques contre le raisonnement par métaphores de Fontenelle. "La nature est comme la nature. Pourquoi lui chercher des comparaisons ?" lui rétorque Micromégas-Voltaire. Ensuite il s’agit de systèmes élaborés par la seule intelligence de l’homme : ils sont donc variés et contradictoires, c’est ce qui apparaît dans la folle cacophonie du chapitre VII, ils sont obscurs et prétendument savants, d’ailleurs le vieux péripatéticien, disciple d’Aristote, n’hésite pas à affirmer qu’« il faut citer ce qu’on ne comprend point du tout dans la langue qu’on entend le moins ». Enfin la métaphysique est vaine parce que l’homme ne peut trouver de solution à un Univers qui le dépasse, c’est le sens de la parabole du livre blanc qui clôt le conte. L’homme doit esquiver la tentation de rechercher la vérité absolue : la raison du monde échappe à l’intelligence humaine. Micromégas s’achève sur une leçon d’humilité.

En effet et c’est la dernière "folie" humaine qui est critiquée : l’anthropocentrisme, c’est-à-dire tout ce qui peut faire naître, comme sur les lèvres des Saturniens, "un sourire de supériorité". C’est pourquoi Voltaire s’attache à montrer que notre globe est mal construit : "irrégulier", "d’une forme (…) ridicule", "où des gens de bon sens ne voudraient pas demeurer". En effet, ramené à l’Univers, l’homme n’est qu’un être minuscule; aussi le disciple de saint Thomas nous apparaît-il aussi ridicule qu’impoli lorsque aux deux voyageurs célestes il "soutint que leurs personnes, leurs mondes, leurs soleils, leurs étoiles, tout était fait uniquement pour l’homme". Voltaire traite ces sottises d’enfant par la dérision : il n’y aura pas de contestation, mais un rire homérique.

Ainsi avec Micromégas, Voltaire nous trace-t-il le portrait d’une humanité ignorante et sotte, infiniment petite et démesurément orgueilleuse. "Si l’on excepte un petit nombre d’habitants fort peu considérés (traduisons les sages, les philosophes), tout le reste est un assemblage de fous, de méchants et de malheureux". La Terre est bien le royaume de la déraison.

Le Héros de la raison, Micromégas ou le philosophe

Face à cette humanité sotte et prétentieuse se dresse l’imposante stature du philosophe Micromégas, l’adepte de la raison.

Pour exercer cette faculté, il a décidé de voyager, de se montrer curieux. Le Philosophe, c’est d’abord celui qui, sans préjugé, visite le vaste monde, celui qui essaie de recenser les phénomènes pour fournir une matière à sa réflexion, celui qui doit se former "l’esprit et le cœur".

Plutôt qu’à la vaine métaphysique, il va consacrer ses efforts aux sciences de la nature. Il faut d’abord éviter l’écueil de la poésie, d’un langage qui ne serait pas adéquat à la réalité à exprimer. Micromégas nous propose cette profession de foi : "Je ne veux point qu’on me plaise (…) je veux qu’on m’instruise". Ensuite on ne doit pas confondre l’imagination discursive et la réalité. Le philosophe doit s’astreindre à l’ascèse des faits : nous n’avons que trop tendance à projeter nos a priori sur ce que nous observons. Voltaire y insiste plusieurs fois. Par exemple lors de leur première rencontre, Micromégas et son ami comparent leurs expériences et rêvent alors d’un monde parfait, "Le Saturnien et le Sirien s’épuisèrent alors en conjonctures, mais après beaucoup de raisonnements fort ingénieux et fort incertains, il en fallut revenir aux faits". De la même manière lors de son arrivée sur terre, le Sirien s’est livré aux spéculations les plus folles, ce qui a entraîné des remontrances de la part de Micromégas. Pour calmer son ami le Sirien réplique : "il faut examiner ces insectes, nous raisonnerons après. – C’est fort bien dit, reprit Micromégas" qui affirme une méthode chère à Voltaire. Enfin dans le dernier chapitre, nous apercevons bien que les sciences sont un facteur d’unité entre les hommes, là justement où, en contrepoint, la métaphysique dégénère très vite en vaines discordes parce qu’elle ne repose pas sur l’expérience sensible. D’ailleurs s’il est un métaphysicien attaqué dans ce conte, c’est Pascal. À une conception pascalienne de l’univers qui doit remplir l’incroyant d’effroi, devant le vide d’espaces infinis que Dieu a désertés, Voltaire oppose un cosmos newtonien domestiqué par la science, régi par les lois de la gravitation universelle, qui témoigne dans sa mécanique d’horloger de l’intelligence divine.

À l’anthropocentrisme, Voltaire oppose le relativisme. Une des leçons de ce conte est que tout être existe toujours entre deux infinis. Même le géant Micromégas est un "grand-petit". Peu importe alors la taille apparente, toute créature est un milieu entre le tout et le rien. C’est pourquoi il convient de donner une leçon à l’incommensurable orgueil humain. La position de Voltaire est nuancée. Au travers de Micromégas, il rejoint les positions de Locke, philosophe anglais qui faisait de l’expérience la source de nos connaissances. Il admire l’intelligence de l’homme qui est capable de mesurer la taille de son interlocuteur géant, mais qui aussitôt tombe dans les ridicules systèmes religieux trop humains si bien que Micromegas s’étonne que ces « infiniment petits eussent un orgueil infiniment grandi ». Cet orgueil est d’autant plus dangereux qu’il détruit le bonheur de l’homme en introduisant dans son esprit un puissant ferment d’insatisfaction. Dans la mesure où l’homme désire ce qui est hors de portée, il transgresse les limites fixées par la Providence divine. Le philosophe doit donc apprendre aux hommes qu’un certain bonheur est à leur portée pourvu qu’ils choisissent avec mesure.

Enfin aux religions révélées, Voltaire oppose le déisme, une religion fondée sur la raison, celle qui se contente d’admirer les merveilles de la création et d’y reconnaître un chef-d’œuvre d’organisation et d’intelligence de l’infiniment petit à l’infiniment grand. Ce que l’intelligence peut appréhender, ce sont seulement les talents d’ingénieur de la divinité.

Conclusion

Ainsi Micromégas est construit comme un diptyque. Du choc de la raison contre les déraisons humaines naissent l’indignation du philosophe et la proposition d’une sagesse fondée sur l’observation, la mesure, le dialogue et la tolérance. Toutes les folies sont mesurées à l’aune du relativisme : elles sont condamnées au nom de la prétention et du ridicule. L’homme doit se contenter de n’être qu’un homme, mais un homme au sens plein du terme par l’exercice de cette faculté-reine, la raison. Micromégas dénonce quelques travers mais n’invite pas encore au combat philosophique. Il reste un divertissement facétieux, plein de fantaisie qui s’attaque par la raillerie, l’ironie à tous les adversaires du mouvement des Lumières. Voltaire règle ses comptes avec bonne humeur et irrévérence. L’angoisse ou les prétentions de ses congénères le font encore sourire. Pourtant quelques années plus tard, en 1759, avec Candide en particulier, le ton sera plus grave pour dénoncer la sottise humaine et les erreurs de la Providence.

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