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Voltaire, Micromégas, chapitre 7

Voltaire (1694-1778), Micromégas (1752)

Micromégas est un géant qui vient de la planète Sirius. Au chapitre 4, il arrive sur Terre.

Chapitre VII – « Conversation avec les hommes »

Voltaire « Ô atomes intelligents, dans qui l’Être éternel s’est plu à manifester son adresse et sa puissance, vous devez, sans doute, goûter des joies bien pures sur votre globe ; car ayant si peu de matière, et paraissant tout esprit, vous devez passer votre vie à aimer et à penser ; c’est la véritable vie des esprits. Je n’ai vu nulle part le vrai bonheur, mais il est ici, sans doute. » À ce discours, tous les philosophes secouèrent la tête ; et l’un d’eux, plus franc que les autres, avoua de bonne foi que, si l’on en excepte un petit nombre d’habitants fort peu considérés, tout le reste est un assemblage de fous, de méchants et de malheureux. « Nous avons plus de matière qu’il ne nous en faut, dit-il, pour faire beaucoup de mal, si le mal vient de la matière ; et trop d’esprit, si le mal vient de l’esprit. Savez-vous bien, par exemple, qu’à l’heure que je vous parle1, il y a cent mille fous de notre espèce, couverts de chapeaux, qui tuent cent mille animaux couverts d’un turban, ou qui sont massacrés par eux, et que, presque par toute la terre, c’est ainsi qu’on en use de temps immémorial ? » Le Sirien frémit, et demanda quel pouvait être le sujet de ces horribles querelles entre de si chétifs animaux. Il s’agit, dit le philosophe, de quelque tas de boue grand comme votre talon. Ce n’est pas qu’aucun de ces millions d’hommes qui se font égorger prétendent un fétu sur ce tas de boue. Il ne s’agit que de savoir s’il appartiendra à un certain homme qu’on nomme Sultan, ou à un autre qu’on nomme, je ne sais pourquoi, César. Ni l’un ni l’autre n’a jamais vu ni ne verra jamais le petit coin de terre dont il s’agit ; et presque aucun de ces animaux, qui s’égorgent mutuellement, n’a jamais vu l’animal pour lequel il s’égorge.
— Ah ! malheureux ! s’écria le Sirien avec indignation, peut-on concevoir cet excès de rage forcenée ! Il me prend envie de faire trois pas, et d’écraser de trois coups de pied toute cette fourmilière d’assassins ridicules. 
— Ne vous en donnez pas la peine, lui répondit-on ; ils travaillent assez à leur ruine. Sachez qu’au bout de dix ans, il ne reste jamais la centième partie de ces misérables ; sachez que, quand même ils n’auraient pas tiré l’épée, la faim, la fatigue ou l’intempérance, les emportent presque tous. D’ailleurs, ce n’est pas eux qu’il faut punir, ce sont ces barbares sédentaires qui du fond de leur cabinet ordonnent, dans le temps de leur digestion, le massacre d’un million d’hommes, et qui ensuite en font remercier Dieu solennellement. » Le voyageur se sentait ému de pitié pour la petite race humaine, dans laquelle il découvrait de si étonnants contrastes. Puisque vous êtes du petit nombre des sages, dit-il à ces messieurs, et qu’apparemment vous ne tuez personne pour de l’argent, dites-moi, je vous en prie, à quoi vous vous occupez.
— Nous disséquons des mouches, dit le philosophe, nous mesurons des lignes, nous assemblons des nombres ; nous sommes d’accord sur deux ou trois points que nous entendons, et nous disputons sur deux ou trois mille que nous n’entendons pas. »


1 Voltaire fait allusion à la guerre entre les Russes (alliés aux Autrichiens) et les Turcs (1736-1739).

Pour le commentaire…

Sujets du texte :

  • Les sciences sont sans effet sur la population ;
  • Satire du genre humain en général, satire des vices humains (une satire traitée avec humour et ironie : le personnage est gigantesque vs. personnages à taille humaine ; contraste micro / megas : Voltaire associe ces deux termes qui signifient petit et grand) ;
  • Un tableau très sombre, presque pathétique, de l’humanité. Présence d’un pathos ponctuel contrebalancé par l’ironie et l’humour.

On peut observer deux mouvements dans notre texte :

  • Premier malentendu : le géant surestime l’humanité ;
  • Deuxième malentendu : il surestime aussi les savants. Micromégas est en effet détrompé par les savants : la guerre est une réalité permanente, la science des savants s’avère inutile pour l’humanité. Cette science est d’ailleurs moins importante que Micromégas ne le croit.

Axes de lecture :

  • Voltaire utilise le regard excentré d’un observateur étranger pour juger l’homme d’un point de vue extérieur, neuf ;
  • Il utilise des ressorts comiques pour donner un aspect mordant au conte : malentendus et disproportions.

Dans le détail :

  • « Atomes intelligents » est oxymorique.
  • « Être éternel » désigne Dieu, indépendamment de toute croyance culturelle.
  • Série d’intensifs et hyperbole : « vous devez passer votre vie à aimer et à penser » → éloge disproportionné de Micromégas à l’égard de l’humanité. La vérité vient en fait d’une juste observation du réel.
  • Micromégas raisonne mal :
    • il conclut que l’échantillon est le tout alors que les savants ne sont pas à l’image de l’humanité tout entière ;
    • moins il y a de matière, plus il y a d’intelligence → erreur de jugement : les hommes, minuscules par rapport à Micromégas, peuvent être stupides.
  • « Assemblage de fous, de méchants et de malheureux » : Voltaire s’oppose à Rousseau en ce sens qu’il croit que l’homme est foncièrement mauvais. La question crée un débat : le mal vient-il de la matière ou de l’esprit ? Pour Voltaire, c’est un faux débat.
  • Voltaire prend l’exemple de la guerre : il simplifie le conflit en ne parlant pas de l’alliance entre Russes et Autrichiens. Le texte est ainsi plus incisif. Les détails concrets et dérisoires (« chapeaux », « turbans ») signalent la guerre → grotesque.
  • Voltaire évoque un large échantillon d’hommes qui font la guerre (à l’inverse du petit échantillon de savants) : on peut en conclure que l’homme est mauvais.
  • L’homme est réduit à l’animal pour montrer que le premier est fou par rapport au second.
  • Voltaire fait une satire de la guerre en la privant de toute justification possible : ainsi, l’enjeu « tas de boue » (la Crimée) paraît dérisoire ; Voltaire réduit par l’hyperbole l’enjeu de la guerre.
  • À la fin du premier paragraphe, il y a répétition du verbe voir : Voltaire insiste sur le caractère empirique → se battre pour quelque chose qu’on ne voit pas est ridicule. Voltaire examine par ailleurs la seule cause réelle de la guerre au XVIIIe siècle : l’argent.
  • Micromégas ressent trois sentiments : l’horreur, l’indignation et la pitié. Grâce à l’humour et l’ironie, le texte ne bascule pas dans le pathétique. Ainsi, le pessimisme de Voltaire est atténué par son sourire.
Corrélats :
  • Locke (1632-1704), connaissance, perceptions, sensations, idée.
  • Lire cette synthèse intéressante : John Locke.
Voir aussi :