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Voltaire (1694-1778), Zadig (1747)

Chapitre VII

Voltaire Il y avait une grande querelle dans Babylone qui durait depuis quinze cents années, et qui partageait l’empire en deux sectes opiniâtres : l’une prétendait qu’il ne fallait jamais entrer dans le temple de Mithra que du pied gauche ; l’autre avait cette coutume en abomination, et n’entrait jamais que du pied droit. On attendait le jour de la fête solennelle du feu sacré pour savoir quelle secte serait favorisée par Zadig. L’univers avait les yeux sur ses deux pieds, et toute la ville était en agitation et en suspens. Zadig entra dans le temple en sautant à pieds joints, et il prouva ensuite, par un discours éloquent, que le Dieu du ciel et de la terre, qui n’a acception de personne, ne fait pas plus de cas de la jambe gauche que de la jambe droite. L’Envieux et sa femme prétendirent que dans son discours il n’y avait pas assez de figures, qu’il n’avait pas fait assez danser les montagnes et les collines1. Il est sec et sans génie, disaient-ils ; on ne voit chez lui ni la mer s’enfuir2, ni les étoiles tomber3, ni le soleil se fondre comme de la cire4 ; il n’a point le bon style oriental. Zadig se contentait d’avoir le style de la raison. Tout le monde fut pour lui, non pas parce qu’il était dans le bon chemin, non pas parce qu’il était raisonnable, non pas parce qu’il était aimable, mais parce qu’il était premier vizir.

Il termina aussi heureusement le grand procès entre les mages blancs et les mages noirs. Les blancs soutenaient que c’était une impiété de se tourner, en priant Dieu, vers l’orient d’hiver ; les noirs assuraient que Dieu avait en horreur les prières des hommes qui se tournaient vers le couchant d’été. Zadig ordonna qu’on se tournât comme on voudrait.

Il trouva ainsi le secret d’expédier le matin les affaires particulières et les générales : le reste du jour il s’occupait des embellissements de Babylone : il faisait représenter des tragédies où l’on pleurait, et des comédies où l’on riait ; ce qui était passé de mode depuis longtemps, et ce qu’il fit renaître parce qu’il avait du goût. Il ne prétendait pas en savoir plus que les artistes ; il les récompensait par des bienfaits et des distinctions, et n’était point jaloux en secret de leurs talents. Le soir il amusait beaucoup le roi, et surtout la reine. Le roi disait : Le grand ministre ! la reine disait : L’aimable ministre ! et tous deux ajoutaient : C’eût été grand dommage qu’il eût été pendu.


1 Allusion aux versets 4 et 6 du psaume CXIII. B.
2 Versets 3 et 5 du même psaume. B.
3 Verset 12 du chapitre XIV d’Isaïe. B.
4 On lit dans l’Exode, XVI, 21 : Cumque incaluisset sol, liquefiebat ; et dans Judith, XVI, 18 : Petrae, sicut cera, liquescent. B.

Une étude de Jean-Luc.

Comment Voltaire expose-t-il son attitude relativiste à l’égard des rites religieux ?

Les querelles « opiniâtres » qui partagent Babylone (il faut comprendre l’Europe) sont futiles : elles ne portent même pas sur le dogme, mais sur des gestes rituels. Faut-il pénétrer dans le temple du pied droit ou du pied gauche ? Notons qu’à Rome, les augures interprétaient le vol des oiseaux comme un signe favorable s’il venait de la droite, et néfaste s’il venait de la gauche. Nous en avons gardé le mot « sinistre » qui veut dire « à gauche » en latin. Par l’exagération, Voltaire se moque bien évidemment de cette sottise qu’il oppose à l’esprit rationnel du siècle des Lumières. Il accumule les jugements implicites : ancienneté du débat qui se perd dans la nuit des temps, focalisation universelle sur les pieds du premier ministre, collusion entre la religion et le pouvoir politique… La réponse de Zadig est du plus grand comique : elle est brève (par opposition à la lente montée de l’attente au bord de l’explosion sociale), elle est simple, elle fait honte aux deux partis par son caractère grotesque (ce n’est pas très digne d’entrer dans un lieu sacré en sautant à pieds joints). Le discours que prononce ensuite le premier ministre est plein de bon sens, il stigmatise l’étroitesse d’esprit du clergé. À noter également que l’envieux et sa femme, porte-parole des personnes bien pensantes, trouvent son discours trop raisonnable. C’est l’occasion pour Voltaire de critiquer le style de la Bible fleuri, oriental, pour tout dire exagéré, en tout cas à l’opposé du langage philosophique des lumières.

Une proposition de parcours pour commenter le texte :

Introduction

Le conte oriental de Voltaire appelé Zadig nous raconte les tribulations d’un jeune homme beau, riche et sage qui va connaître une alternance de succès et de revers de fortune. Tout d’abord le héros a cru être heureux dans le mariage mais n’expérimente que la légèreté et l’infidélité des femmes. Il est ensuite inquiété dans diverses affaires, et la jalousie de son voisin lui vaut de connaître des démêlés avec la justice royale. En cette occasion, sa sagesse et sa vertu le font remarquer du monarque qui le nomme premier ministre. Voilà Zadig confronté aux difficultés du pouvoir !

Une histoire orientale

  • Voltaire cherche à créer une couleur locale par quelques noms : Babylone, Mithra, Zadig.
  • Voltaire nous raconte une anecdote surprenante, "exotique" par son absurdité ou sa futilité : comment faut-il entrer dans le temple de Mithra ? Cette histoire est destinée à éprouver la sagesse de Zadig, qualité traditionnellement reconnue aux orientaux.
    Cette anecdote est prolongée par l’affaire des mages blancs et noirs. Il faut noter le terme mage et la coutume de la prosternation chargés d’évoquer des lieux étrangers.
  • Enfin Voltaire nous donne son sentiment sur le style oriental qui se caractérise par son invraisemblance, son imagination débridée. Les comparaisons reprises dans ce texte sont en fait tirées de la Bible. Voltaire, dans sa réprobation, confond religion ou plutôt certaines formes irrationnelles de la religion) et genre fantasque du conte.

Un comportement philosophique

À l’opposé de l’étrangeté du conte oriental et des pratiques déraisonnables, Zadig manifeste une sagesse toute philosophique.

  • II s’oppose aux superstitions et prône le déisme, culte de la divinité fondé sur l’usage de la raison.
  • Le philosophe ne privilégie aucune des sectes, il veut être un réconciliateur. La superstition divise, le philosophe unit ou réunit.
  • Le philosophe veut être clair et mesuré dans ses propos. En fait le génie de Zadig n’est pas reconnu. Il est admis seulement en raison de son pouvoir de premier ministre. Le peuple a donc besoin d’être éclairé.
  • Le philosophe désire jouer un rôle politique, organiser la cité, l’administrer avec bon sens et modestie.
Conclusion

Voltaire estime que le philosophe doit agir pour dissiper les ténèbres de la superstition, pour apporter les lumières de la raison et œuvrer au bien public. Seulement le peuple n’est pas toujours reconnaissant, et le monarque peut se révéler versatile. Les derniers mots de l’extrait, sous leur apparente banalité, contiennent en germe les malheurs futurs de Zadig. Pour le roi, Zadig est un grand ministre, pour Astarté, il est "aimable" ; voilà qui va déclencher la jalousie du potentat oriental. Le passage de la félicité à l’adversité est subtilement préparé. Un tel contraste si brutal ne doit pas nous étonner, nous nous trouvons dans un conte oriental bien mouvementé destiné à nous faire réfléchir sur le bonheur et l’ordre du monde.

Voir aussi :

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